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L’importance de la traçabilité des œuvres

La traçabilité fait partie intégrante du marché de l’art. C’est elle qui peut augmenter considérablement la valeur d’un bien, ou faire tomber une vente à l’eau. C’est pour cela qu’Art’théna Investigations accompagne les professionnels du marché de l’art, pour leur permettre de rassurer des futurs acheteurs, de gagner en crédibilité et en confiance. Mais faire des recherches de provenance est un parcours long et fastidieux. Dans cette première partie, je vous présente un petit condensé sur la nécessité de la traçabilité mais aussi sur les obstacles auxquels on peut se heurter. Dans une deuxième partie, je vous expliquerai quelle est la démarche pour effectuer des recherches de provenance.


Tout d’abord, qu’est-ce que la traçabilité ?

On pourrait désigner la traçabilité comme étant la provenance au sens large d’une œuvre. A savoir, ce qui représente sa vie, son parcours. Le marché de l’art est en perpétuel mouvement, il ne s’arrête jamais. Il évolue, s’adapte aux avancées, qu’elles soient technologiques, légales, ou sociétales. C’est un marché où la spéculation, l’émotion et la passion se rencontrent, et il est n’est pas étonnant qu’une part de ce marché se couvre d’un voile opaque, empêchant d’avoir une visibilité parfaite. La traçabilité devient très pertinente à ce moment-là.

La notion d’opacité peut avoir différentes sources. Voyons-en quelques exemples :

Légalité et illégalité :

Comme déjà précisé dans le premier article (que vous trouverez ici), le marché « noir » de l’art n’est pas un marché parallèle, au sens où il ne fait pas partie des marchés entièrement illégaux, comme les drogues ou les armes. Ce trafic est mêlé au marché légal, ce qui le rend fonctionnel, imperceptible et difficile à encadrer. Beaucoup d’objets d’art prisés proviennent de lieux pillés, principalement les biens archéologiques. Mais comment des objets pillés peuvent arriver sur le marché de l’art ? Les réseaux sont bien organisés : les « petites mains » sont recrutées pour aller fouiller des lieux archéologiques (généralement trouvées au niveau local avec peu de revenus, et qui y voient une opportunité pécuniaire), lieux souvent sous l’emprise de crises, de guerres ou peu protégés. Ils extraient les biens pour ensuite les donner à leur « contact » dans le pays, qui se charge de les rémunérer. Ce contact va ensuite être en lien avec d’autres pour faire sortir le bien du pays, qui va doucement intégrer le marché de l’art via des professionnels peu scrupuleux, qui vont trouver les bons acquéreurs. Cette phase est souvent accompagnée d’une création de faux documents concernant le bien, comme des certificats d’authenticité, faciles à falsifier. Des ventes successives vont avoir lieu, dans le but de brouiller les pistes, et généralement entre pays différents pour passer outre certaines législations. La provenance lors de la vente peut être modifiée, et le bien finit sur le marché de façon « légale » au fil du temps.

La difficulté à démontrer la provenance du bien est la conséquence du fait que les informations concernant l’origine du bien sont inexactes. Le rôle des experts est très important, car ils peuvent estimer une provenance douteuse (par exemple, une statuette funéraire ne pouvant provenir que d’un seul endroit, connu pour avoir été pillé). Ils peuvent exprimer un doute, et donner l’occasion d’effectuer des recherches.

La notion du temps qui passe :

Les années qui passent ne favorisent pas une bonne traçabilité. Les œuvres transitent de mains en mains, chez des collectionneurs, des marchands, des particuliers, des fondations, des musées, des maisons de vente aux enchères, etc. Plus le temps passe, et plus le parcours de l’œuvre est complexe. C’est logique allez-vous me dire ! Si aucune traçabilité n’a été faite depuis longtemps, remonter sur plusieurs années en arrière relève d’un vrai défi. La traçabilité se doit d’être continue, régulière, pour faciliter les prochains, mais également pour éviter de participer à ce trafic. Exemple :

Le 19 octobre 2021, la Cour d’Appel de Paris s’est prononcée sur une affaire de faux certificats d’authenticité[1]. En 2014, une société de courtage (A) a acquis auprès d’une autre société de courtage (B) deux dessins de Basquiat et Keith Haring, accompagnés de leurs certificats d’authenticité, pour une somme de 175 000€. La société (B) qui vendait ces dessins les avait achetés 150 000€ quelques temps auparavant, avec leurs certificats également. Le 29 juin 2015, (A) décide de confier ces dessins à la maison de vente aux enchères Sotheby’s, afin qu’ils soient proposés lors des prochaines ventes. Le 11 novembre 2015, Sotheby’s annonce par courrier électronique à (A) que, selon les fondations des deux artistes respectifs qu’elle avait consultées, ni les dessins ni les certificats n’étaient authentiques et a donc refusé de les mettre en vente. La société (A) s’est donc retournée contre la société (B), qui elle-même s’est retournée contre la première société qui a vendu les dessins avec les certificats (Vous pouvez aller lire la suite de l’affaire ici). Cet évènement démontre bien la complexité du marché, avec son fonctionnement par couche. En l’espace d’environ 3 ans, 4 interlocuteurs sont concernés. Tous remettant la faute sur le précédent. Si les recherches d’authenticité, qu’il s’agisse des certificats ou des dessins, avaient été faites dès la première transaction, ces ventes fondées en réalité sur de faux actes et contrefaçons des dessins n’auraient pas eu lieu. 

L’opacité profite à certains… :

Beaucoup d’acteurs du marché de l’art prônent l’importance d’une traçabilité régulière, voire obligatoire pour toute acquisition ou vente. L’obligation de faire des recherches de provenance, que l’on peut appeler aussi « due Diligence » (principe venant d’Angleterre) ou « diligences » existe dans certains cas. Les commissaires-priseurs sont tenus de faire les recherches nécessaires avant de proposer à la vente un bien (Arrêté du 21 février 2012 portant approbation du recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques). Dans cet arrêté, il bien spécifié que :

« 1.5.1. Vérification de l’origine des objets
 
L’opérateur de ventes volontaires procède aux diligences appropriées en ce qui concerne l’origine de l’objet qu’il met en vente et les droits des vendeurs sur cet objet. Compte tenu des caractéristiques de cet objet, des inscriptions qu’il peut comporter et des circonstances de son dépôt, ces diligences portent notamment sur l’éventualité que cet objet provienne d’un vol, d’un détournement de bien public, d’une spoliation, d’une fouille illicite et, plus généralement, d’un trafic de biens culturels. »

Les commissaires-priseurs ont également le droit de faire appel à des experts et sachants. Bien entendu, comme ailleurs, les obligations ne sont pas toujours suivies à la lettre… Mais d’un point de vue purement objectif, c’est un point positif pour la traçabilité. Cependant, cet arrêté date de 2012, et il y a encore des affaires où des biens sont mis en vente alors qu’ils sont volés, ou pillés. Pourquoi ? Plusieurs raisons. Parfois le travail fourni est insuffisant, parfois il manque une information capitale, et d’autres parfois préfèrent jouer la politique de l’autruche. Parce que vendre un bien avec une traçabilité médiocrement retracée, c’est mieux que de ne pas vendre du tout…Voici un exemple marquant : en 2017, le Metropolitan Museum of Art (Met) de New York a acheté pour 4 millions de dollars (3.5 millions d’euros) un sarcophage doré à un marchand parisien avec tous les papiers concernant le bien, notamment une licence d’exportation d’Egypte qui daterait de 1971. Or, en 2019, à la suite d’une enquête, il s’est avéré que la licence était fausse, et que le sarcophage avait été pillé en Egypte en 2011 lors de la crise du printemps arabe qui secouait le pays. A qui la faute ? A qui profite le crime ? Le marchand d’art avait-il effectué les recherches nécessaires concernant la licence d’exportation ? Le musée en avait fait-il de même ? Il est difficile de déceler le vrai du faux dans ce genre d’affaire, et qui est réellement de bonne foi.

L’art du blanchiment d’argent :

Ce n’est pas vraiment un scoop si je dis que l’art est un bon moyen de blanchir de l’argent. Quelques explications rapides : des personnes obtiennent de l’argent « sale » via des activités illicites, puis décident d’investir dans une œuvre d’art pour la revendre un peu plus tard. En général ils l’achètent sous couvert d’une société dite « écran », pour qu’on ne puisse pas remonter directement à eux. Au moment de la revente, ils augmentent le prix pour faire du bénéfice, et blanchissent leur argent puisque celui de l’acquéreur est « propre ». Explication très simplifiée qui aide à la compréhension du mécanisme. Lorsque l’on désire faire des recherches de provenance sur un bien, et qu’on tombe sur une œuvre ayant eu ce genre de parcours, on se heurte à ces problématiques de sociétés écrans, de fausses identités, etc. Pour rendre les choses encore plus difficiles, on va revenir sur un article du décret cité plus haut, du 21 février 2012, concernant les obligations des commissaires-priseurs :

« 1.2.1. Vérifications préalables
 
L’opérateur de ventes volontaires vérifie l’identité du vendeur en obtenant de celui-ci la présentation d’un document justificatif (pièce d’identité, extrait du registre du commerce et des sociétés) ainsi que sa qualité de vendeur des biens proposés. Lorsque le client est déjà connu de l’opérateur de ventes volontaires, cette vérification n’est pas nécessaire.
L’opérateur de ventes volontaires s’assure, pour les besoins de la vente, des autorisations nécessaires à la reproduction et à l’exposition des objets soumis au droit d’auteur.
Les informations recueillies par l’opérateur de ventes volontaires auprès du vendeur sont confidentielles, sauf accord de celui-ci ou lorsque leur divulgation est prescrite par la loi. »

Le plus important est le dernier paragraphe concernant la confidentialité des informations recueillies sur le vendeur. Lorsque l’on fait des recherches de provenance et que l’on sait que l’œuvre a été vendue aux enchères, il est assez difficile d’obtenir les informations du vendeur. Les maisons de ventes aux enchères ont tout à fait le droit de refuser de les donner, ce qui est compréhensible puisqu’elles sont « confidentielles ». Mais comment faire alors ? Eh bien, bonne question…

La traçabilité a une importance de plus en plus marquée au fil du temps. Ce qu’il faut également souligner, c’est qu’une œuvre avec une traçabilité effectuée de manière sérieuse permettrait d’ajuster son estimation et de la revoir à la hausse, donc de la valoriser. C’est donc intéressant d’un point de vue économique. Ce qui est nécessaire aujourd’hui c’est une collaboration entre les différents acteurs du marché de l’art. Il faut qu’une entraide s’installe ainsi qu’une confiance. Lors d’une réclamation concernant la traçabilité d’un bien, le non catégorique sous couvert du secret professionnel ou de la confidentialité reste un vrai obstacle. Mais en même temps, peut-on reprocher à quelqu’un son refus de révéler son identité ? Comment combiner vie privée, confidentialité professionnelle et intérêt pour le marché ? On pourrait me répondre : « si on n’a rien à cacher, pourquoi refuser de donner son identité quand il s’agit d’établir la traçabilité d’une œuvre ? » Ça, c’est une grande question ! C’est une problématique complexe, on peut tout à fait avoir le droit de refuser de révéler des informations personnelles. Mais le marché de l’art attire aussi les intentions malveillantes ou criminelles, car il reste encore des moyens de dissimuler et de frauder tout en flirtant avec la légalité.


[1]CA Paris, 19 octobre 2021, n°19-09052, commentaire de Maitre Le Bihan Marine, avocate au bureau de Paris

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